II/ Le génie de Baudelaire.
- Le drame Baudelairien.
« Baudelaire fut toute sa vie un malheureux. Il souffrit de sa solitude morale, de sa gêne matérielle de ses déceptions de carrière, de ses tares physiques. Toutes ces misères expliquent la profondeur de son « spleen », auquel il tenta d’échapper avec une obstination vaine et pathétique. »
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L’angoisse du Spleen. Le spleen, chez Baudelaire, n’est pas seulement une forme du mal du siècle.
Mais son état ne rappelle ni la mélancolie de Lamartine ni le désenchantement de Vigny .. C’est un état pathologique, où s’abîme un malade meurtri par les épreuves. Sous le même titre Spleen, 4 poèmes, d’un rythme lugubre, rendent le même son désolé, traduisent la détresse de l’âme Baudelairienne.
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L’obsession de l’exil.La solitude morale inspire au poète des visions d’exil. Baudelaire se croit maudit parmi les hommes. Dans l’Albatros, il illustre avec vigueur le thème du génie dépaysé dans une société médiocre qui le raille.
Dans le Cygne, il évoque au hasard d’une rêverie sinueuse, l’image d’Andromaque exilée à la cour de Pyrrhus, puis celle d’un cygne égaré sur le pavé parisien et, méditant sur ces deux spectacles de détresse, embrasse en un même élan de pitié toutes les victimes solitaires :
Ainsi, dans la forêt où mon esprit s’exile,
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus!… à bien d’autres encor !
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L’obsession du temps.Dans l’Ennemi, il se compare à un jardin ravagé par des pluies d’automne et où peut-être, faute de sève, ne pousseront plus de nouvelles fleurs.
Dans le Guignon, il exprime le découragement d’un artiste qui se sent éternellement inférieur à la tâche proposée.
Dans Chant d’Automne, il associe à la pensée de l’hiver qui vient l’attente anxieuse d’une mort prochaine.
Dans l’Horloge, il énonce le tragique avertissement qui semble chuchoté au passage par chaque seconde écoulée :
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
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La soif de pureté.Baudelaire, élevé dans la religion catholique, conserva toujours une sensibilité chrétienne, qui le faisait vibrer d’un intense désir de pureté. L’idée du péché originel l’obsède. Lui-même a conscience d’être déchu ; et, sans trouver dans sa volonté les vivres nécessaires pour conjurer son mauvais destin, il garde la nostalgie de la vertu. Cette contradiction explique l’inspiration complexe d’Un Voyage à Cythère, où le poète découvre dans la volupté même une amertume et demande à Dieu de lui permettre « de contempler son cœur et on corps sans dégoût ». Elle explique également la ferveur des poèmes consacrés à Mme Sabatier, qui lui apparaît comme l’image vivante de toutes les vertus et comme l’instrument possible de son rachat ; des profondeurs de son enfer, il fait monter un cri vers l’ange des pensées, dont il implore l’intercessions bienveillante (Réversibilité) :
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
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Le rêve de beauté. Baudelaire a toujours rendu un culte à la beauté ; et l’Art lui est apparu comme le meilleur témoignage de la dignité humaine, l’instrument le plus précieux de l’ascension vers l’Idéal.
Peu d’écrivains furent aussi profondément pénétrés d’une mission à remplir ; Bénédiction en témoigne et aussi les Phares, où il définit, en quatrains riches, le talent des grands peintres et des grands sculpteurs : pour lui, les artistes qui expriment les amertumes de la vie, sont, non as comme le voulait V.Hugo, des « mages » guidant la société humaine vers l’étoile d’un avenir meilleur, mais des phares témoins lumineux de l’éternelle misère.
Or, cet Art est au service d’une déesse lointaine, au regard fascinant, aux exigences tyranniques, énigmatique et sereine, angélique et satanique. Mais qu’importe ? Pur ou impur, l’idéal de l’artiste arrache l’homme à son spleen et, au prix f’un effort douloureux, lui promet les bénéfices de l’oubli :
De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,
Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! -
L'univers moins hideux et les instants moins lourds ?
(Hymne à la beauté)
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L’ivresse.Baudelaire a exalté l’ivresse sous toutes ses formes ! Tous les vertiges sont bienfaisants, s’ils arrachent l’homme à l’amère méditation de son destin. Délibérément, il s’abandonne à ses sensations, goûte un plaisir intense et raffiné, à écouter de la musique, à respirer des senteurs rares : les parfums, notamment, sont pour lui d’une richesse infinie ; ils évoquent, par de subtiles associations, tout un cortège d’images et le transportent dans des contrées lointaines où règne la volupté (Parfum exotique ; La Chevelure).
Pour éveiller de semblables jouissances, il fait appel aux excitants ; dans la Pipe, il prête au tabac un pouvoir berceur ; dans les poèmes consacrés au vin, il célèbre ce breuvage tantôt comme un tonique bienfaisant et tantôt comme un philtre magique ; dans Rêve parisien, il décrit les effets de l’opium, qui le transporte dans un autre univers.
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Le voyage.Baudelaire a rêvé de partir pour des contrées lointaines. Dans le premier de ses poèmes en prose, l’Étranger, il présente un énigmatique personnage, qui ne se soucie ni de parents, ni d’amis, ni d’idéal mais se perd dans la contemplation des nuages aperçus à la limite de son horizon. Depuis d’autres poèmes, il compose, avec ses souvenirs de l’île Maurice, des paysages exotiques (La Vie antérieure) ou convie la femme aimée à l’accompagner dans une sorte de paradis terrestre (l’Invitation au Voyage).
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La mort.Mais le voyage est cruellement décevant, car l’homme traîne dans toutes les contrées la même misère.
Les voyageurs, partis à la recherche d’un chimérique Eldorado, rapportent de leur course errante, des souvenirs variés, mais aussi l’expérience, partout renouvelée d’une humanité impure et folle.
La Mort seule, suprême voyage, contient un espoir, car « au fond de l’inconnu » seulement, on peut penser « trouver du nouveau » (Le Voyage).
« N’importe où ! N’importe où! Pourvu que ce soit hors du monde ! », s’écrie l’âme du poète dans un poème en prose; et dans un sonnet des Fleurs du Mal, l’idée d’une mort libératrice apparaît comme l’unique remède possible aux souffrances de la condition humaine :
C'est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir.
(La mort des pauvres)