Je me souviens de cette soirée d'automne où je suis allé chercher ma fille chez une voyante. Celle-ci pensait qu'elle avait fugué alors qu'en réalité, elle avait choisi de passer la nuit dehors pour espérer ressentir des émotions perdues depuis cinq années. En effet, Sérieuse semblait complètement éteinte depuis ses douze ans.

  Je me souviens que la voyante m'avait prédit que je tuerais un invité lors de la prochaine "Garden party". À partir de ce moment - là, cette pensée m'obséda et je perdis le sommeil.

  Je me souviens de ma rencontre avec Alexandra, ma future épouse. J'avais été fasciné par sa beauté et sa joie de vivre. De 20 ans son ainé, j'avais épousé Alexandra contre l'avis de mes parents, qui lui reprochaient de ne pas être issue de la noblesse.
Nous avons eu 3 enfants :
Électre et Oreste étaient beaux comme leur mère, tandis que Sérieuse, la dernière, n'avait pas leur beauté.

  Je me souviens que j'ai été longtemps le directeur du cercle de golf et que j'étais très renommé pour l'organisation de cocktails. 
Je savais bien placer les convives et créer une bonne ambiance. 
Une fois retraité, je continuais d'organiser chaque année une fête chez moi au "Pluvier". Celle du 4 octobre allait être la dernière, car nous étions ruinés et allions vendre le château.

  Je me souviens du bonheur que nous apportait Sérieuse jusqu'à ses 12 ans : ses bonnes notes à l'école, sa joie de vivre et ses câlins nous comblaient. Puis tout cela a disparu vers 12 ans et demi où cette enfant agréable a laissé place à une jeune fille éteinte et semblant n'éprouver aucune émotion. Nous ne connaissions pas la cause de ce changement d'attitude, voire de personnalité.

  Je me souviens de ces nuits sans sommeil, car je n'arrivais pas à oublier que j'allais tuer quelqu'un. Je pensais alors à mon enfance malheureuse au Pluvier. J'avais faim, froid, car mes parents n'avaient pas assez d'argent pour nous alimenter correctement et chauffer le château.
Ma sœur en était morte à ses 14 ans.
J'en avais 12 à l'époque.

  Je me souviens de ces nuits terribles passées à chercher qui j'allais assassiner lors de cette dernière Garden party. J'avais appelé un ami féru d'histoire qui me confirma que des crimes avaient été commis par le passé au cours de fêtes, mais jamais avec préméditation. J'imaginais également l'avenir de ma famille sans moi, puisque je serais certainement emprisonné.

  Je me souviens de ce matin du 2 octobre (deux jours avant la fête) quand Sérieuse me demanda de la tuer, elle, à la Garden party. Elle m'avoua ne plus ressentir d'émotions depuis ses 12 ans et qu'aucun médecin ne pourrait la soigner. Elle était sans envie, sans rêve, bref sans vie.
Sérieuse souhaitait être libérée par la mort.

  Je me souviens de la joie de vivre de ma femme, malgré nos difficultés. Alexandra ne se plaignait jamais, même lorsqu'il fallut vendre la voiture et l'appartement, ni même quand je lui annonçai que le château devrait être mis en vente et que nous habiterions dans une dépendance.

  Je me souviens de la ressemblance frappante entre ma sœur Louise et Sérieuse. En effet, sur son lit de mort, Louise avait le même teint pâle et les traits tirés que Sérieuse depuis ses 12 ans. Cela ferait la seconde fois que je perdrais une jeune fille que j'aime.

  Je me souviens qu'une nuit je repensais à la prédilection de la voyante :" lors de cette réception, vous allez tuer un invité". Or, Sérieuse n'était pas une invitée. En me remémorant cette phrase, je me sentis soulagé car elle ne pouvait donc pas être ma victime. Je m'endormis enfin. 
Quand Sérieuse l'apprit, elle se mit très en colère et exigea alors que je lui envoie un carton d'invitation. Elle m'expliqua même comment je devais utiliser le fusil pour ne pas manquer mon tir.

  Je me souviens de ce jour fatidique du 4 octobre 2014 où je devais tuer ma fille au cours de la Garden party. Dans la matinée, il y eut quelques contre-temps, comme une erreur de destinataire pour les fleurs et l'arrivée avant l'heure de la jeune Soprano Pascaline, que j'envoyai en promenade avec Sérieuse.
Une fois ces petits problèmes réglés, les invités arrivèrent petit à petit. Le temps était magnifique et je sus les accueillir à la perfection. Malgré tout, je pensais à l'acte terrible que je devais commettre quelques minutes plus tard.

  Je me souviens du moment où je pris l'arme pendant que la jeune soprano chantait "Le chant du cygne". A la fin du morceau,  je m'apprêtais à tirer quand Sérieuse m'annonça ne plus vouloir mourir, car elle avait été émue par la musique. Je posai mon arme. En allant rattraper un plateau qui allait tomber, je trébuchai, lâchant le plateau qui vint taper le cou d'une vieille dame avare et méchante, qui mourut sur le coup. J'appris plus tard avec étonnement qu'elle m'avait légué toute sa fortune sans que je le sache auparavant.