L'épicurisme : la philosophie du Carpe diem !Aujourd'hui, quand on dit qu'on est épicurien (ou épicurienne) on veut dire qu'on aime les plaisirs de la vie, de la chair, les plaisirs terrestres, que le but de la vie est de profiter pleinement.
Aujourd'hui, beaucoup réduisent l'épicurisme à cela, et justifient la gourmandise, la gloutonnerie, l'excès de fête ou d'alcool, la luxure, en se réclamant de la philosophie d'Epicure (le philosophe qui a initié la philosophie qui porte son nom).
Mais c'est un lieu commun qui a galvaudé le sens véritable de cette philosophie, loin des clichés actuels.
On confond l'épicurisme d'origine avec l'hédonisme, une philosophie disant que la volupté, le plaisir des sens, est le souverain bien, tant qu'on ne fait pas de mal à autrui.
Mais l'épicurisme prône un hédonisme beaucoup plus nuancé.
Pour Epicure, le bonheur ne peut être atteint dans l'excès.
Pour Epicure, tout est matière. Nous sommes faits de chair, et nous éprouvons des sensations, soit de plaisir, soit de douleur (pour les cataloguer de manière générale)
L'homme aspire naturellement au plaisir et à ce qui est agréable et à fuir le déplaisir.
Mais parfois, l'homme se trompe. Certains déplaisirs peuvent être la voie vers un bien-être durable (ex : étudier, faire du sport, etc.) et certains plaisirs a contrario peuvent avoir des conséquences négatives, donc occasionner un déplaisir.
Par exemple, boire un verre, puis deux, trois, quatre et plus, ça peut procurer du plaisir sur le moment. Mais le lendemain, ce plaisir peut laisser sa place à la douleur et au déplaisir (gueule de bois, honte suite à des comportements, addiction, trouble de ses facultés, perte de sa matinée, de son travail ou plus ...) Idem pour la gourmandise : on peut vite verser dans l'excès et on peut vomir, ou avoir des problèmes de digestions, de santé, etc.)
Pour Epicure, il ne faut pas courir après le plaisir : il faut modérer le plaisir afin qu'il ne soit que du plaisir. ex : savourer un repas (sans s’empiffrer), apprécier un bon vin (sans pour autant s'enivrer ni devenir dépendant).
C'est une philosophie du plaisir, certes, mais une philosophie de la modération, ou plutôt de l'équilibre.
Sans équilibre, on n'est pas sur la voie de la sagesse épicurienne, mais vers une quête immature des plaisirs, qu'on ne maitrise plus et qui nous maitrise (addiction à l'alcool, gourmandise plus forte que nous, etc.)
Le plaisir résulte de la satisfaction d'un désir.
Il y a trois types de désirs :
-ceux naturels et nécessaires, qu'il faut satisfaire. Ex : manger pour se nourrir.
-Ceux naturels mais non nécessaires. Ex : manger une entrecôte frittes avec sauce? > Type de désir à satisfaire de manière raisonnable et limitée, pour qu'il ne deviennent pas un mal.
-ceux non naturels et non nécessaires, comme la gloire, l'amour de l'argent, etc., à proscrire. Ex : manger dans des assiettes en argent avec des couverts ornés de pierres précieuses. (quel autre créature vivante s'imagine qu'un cailloux aurait plus de valeur qu'un autre par exemple ? Ou fait usage de drogue, de tabac ? Un animal aurait-il le désir d'être riche ou d'être décoré de la légion d'honneur pour satisfaire son ego ? Non, car ce sont des désirs non naturels et non nécessaires, et ils sont une ligne rouge pour les vrais épicuriens. Pourtant, aujourd'hui, on utilise l'adjectif épicurien pour désigner quelqu'un qui satisfait ses désirs sans entraves.
Pour un épicurien, un désir non naturel et non nécessaire est du domaine de
l'hubris/hybris (les deux orthographes sont possibles), c'est-à-dire une forme d'orgueil ou de démesure.
L'hybris, c'est le fait de ne pas accepter les limites de l'homme (ex : Icare, volant dans le ciel et se prenant pour un dieu, est puni de son hybris par sa chute) et c'est aussi tout ce qui est de l'ordre de la démesure, donc d'une forme d'orgueil quand on outrepasse les limites.
Si on ne maitrise plus le désir, mais que c'est lui qui nous dirige, on est sorti de la sagesse épicurienne.
Ex : un homme riche a déjà tout pour satisfaire ses besoins naturels, nécessaires comme non nécessaires. Pourquoi devrait-il vouloir devenir encore plus riche ? Pour satisfaire quels désirs ? Cette démesure qui écarte l'humain du raisonnable fait aussi partie de ce que les philosophes appellent "hubris/hybris".
Le monde actuel, qui se dit épicurien, avec sa société de consommation, ses désirs d'achats, de loisirs et de plaisirs à outrance, et ses entreprises multimilliardaires sur un modèle capitaliste, serait perçu au contraire comme une aberration totale pour un philosophe épicurien qui encourageait certes à profiter de la vie, mais des joies simples et peut-être plus authentiques de l'existence.
L'épicurisme est donc bien une philosophie qui prône le plaisir, mais pas un plaisir sans entrave : un plaisir fondé sur l'équilibre et la raison.
Nos sociétés modernes font souvent sauter le verrou de cette limitation.
L'homme doit être maitre de lui-même, être capable de s'auto-modérer.
Les épicuriens se basent sur l'étude de la nature, et ils savaient déjà que l'univers était constitué d'atomes, et que leur disposition tient du hasard. Donc on aurait pu ne pas exister. Donc on doit profiter pleinement de la chance de notre existence. L'épicurisme, c'est se réjouir de vivre et éviter la souffrance. Tout ce qui nous arrive vient des atomes, et non de la volonté de divinités. Si les dieux existent, ils ne se soucient pas de ce que font les humains. Quant à la mort, ce sont les atomes qui se recomposent différemment : elle n'existe pas vraiment car, quand on est en vie, elle n'est pas là, et quand on est mort, on a conscience de rien. Donc pourquoi la craindre ?
Pour un épicurien, le principal obstacle au bonheur, c'est la peur (peur de la mort, peur des dieux). Or, selon cette philosophie, ni l'un ni l'autre n'est à craindre.
Le but de la vie est donc la recherche des plaisirs simples et un évitement des souffrances (même si tout plaisir n'est pas à rechercher et toute douleur n'est pas à éviter : il y a un calcul rationnel des plaisirs, en faisant la balance avantages/inconvénients) . Et c'est ainsi pour eux qu'on atteint
l'ataraxie, l'absence de troubles.
Et si on satisfait uniquement ses besoins simples et naturels, on vit dans la quiétude, l'absence de trouble physique et moral.
C'est lorsque l'épicurisme a traversé la Méditerranée pour aller de la Grèce en Italie que cette philosophie s'est davantage axée sur l'hédonisme, sur la volupté et la douceur de vivre, notamment avec les poètes latins Horace et Lucrèce. Mais ça restait encore un épicurisme modéré par rapport à la définition actuelle, même si certains épicuriens ne prenaient de cette philosophie que ce qui les arrangeaient.
Et comme la mort est le terme de la satisfaction de l'existence, il faut en profiter tant qu'on vit, d'où le thème épicurien du
Carpe diem (cueille le jour = profite de chaque moment de l'existence)
Les poètes français (comme Ronsard, Baudelaire ...) reprendront souvent ce thème épicurien du temps qui passe, de la brièveté de la vie et de la jeunesse, souvent comparée à une rose éphémère qui se fane vite et dont il faut profiter du parfum tant qu'on le peut.
Exemple :
Cueillez votre jeunesse, quand on perd son avril, en octobre on s'en plaint. (Ronsard)
Ode à CassandreÀ CASSANDRE
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las, las ! ses beautés laissé choir...
Ô vraiment, marâtre Nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.
Ronsard (1524)
Sonnet pour HélèneQuand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle ! »
Lors, vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.
Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;
Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
Sonnet à MarieJe vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanouies ;
Qui ne les eût à ce vêpres cueillies,
Chutes à terre elles fussent demain.
Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de temps cherront, toutes flétries,
Et, comme fleurs, périront tout soudain.
Le temps s’en va, le temps s’en va, ma dame
Las ! le temps, non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame ;
Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle.
Pour c’aimez-moi cependant qu’êtes belle.
Pierre de Ronsard
Extraits de Charles Baudelaire :
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : » Souviens-toi !
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !
les Romains épicuriens aimaient beaucoup faire des représentations de la mort, appelés des
Vanités ou des
Memento mori (= souviens-toi que tu vas mourir)
non pas d'un point de vue morbide, mais au contraire comme une incitation à profiter de la vie tant qu'on le peut encore.
Les Vanités sont depuis des siècles un motif décoratif philosophique dont s'est aussi emparé la mode à toute époque.
Les Chrétiens reprendront le thème du "
Memento mori" en appelant ça des
Vanités (= orgueil insignifiant)
mais en changeant complètement le sens de la représentation : comme la vie est brève, il faut penser uniquement à la vie après la mort, et ne surtout pas céder aux tentations des plaisirs futiles de cette existence qui nous éloigneraient du paradis et dont il ne restera rien après nous : richesse, honneur, plaisir, tout disparaitra, ce sont donc des vanités dont il faut se détourner pour se concentrer sur la spiritualité.
Penser au Memento mori depuis renvoie à l'idée d'utiliser cette vie de façon pieuse, sans orgueil et sans plaisirs, uniquement pour être digne de l'au-delà ...
On voit encore comment le christianisme a repris non seulement des éléments de la religion des Romains, mais également des éléments de leurs philosophies en l'adaptant, voire en en changeant le sens.
Aujourd'hui, les représentations des Vanités ou Memento Mori peuvent donc avoir des significations complètement différents, soit comme un véritable hymne à la vie, un hommage à l'épicurisme et au désir de vivre pleinement tant qu'on le peut encore ...
soit au contraire comme un symbole de personnes austères, uniquement tournées vers la spiritualité, la sagesse, et méprisant la vanité de notre existence terrestre.
Pour d'autres, le thème des Vanités et du Memento mori allie les deux idées en incitant à une réflexion sur ce qu'on fait de sa vie, être sûr de ses choix, de son itinéraire, pour éviter d'avoir des regrets, et réajuster des choses au besoin, car on n'en a qu'une ...
En tout cas, la définition actuelle de l'épicurien comme bon vivant hédoniste vivant à fond pour la volupté et aimant les plaisirs de la vie, sans aucune vertu et sans s'encombrer de règles est donc une définition caricaturale, voulue notamment par le christianisme (pour qui le corps et le plaisir sont des instruments du diable) qui voulait diaboliser l'épicurisme et le confondre avec l'hédonisme (la recherche totale des plaisirs sans entraves) : les chrétiens appelleront même avec mépris les épicuriens "les pourceaux d'Epicure", en les présentant comme des débauchés sans vertu, dans l'excès et sans aucune morale. Il est vrai que certains "épicuriens" ne retenaient eux-mêmes que l'idée de recherche des plaisirs sans tenir compte du reste de cette philosophie, dont le sens a été parfois galvaudé même dans l'antiquité.
On appose aussi traditionnellement Epicurisme et Stoïcisme, mais les points communs entre ces deux philosophie sont assez nombreux en fait.
S'il faut les opposer, c'est que le stoïcisme voit le bonheur comme une conséquence du fait de mener une vie vertueuse (indépendamment d'avoir du plaisir ou pas) et les épicuriens voient le bonheur comme une conséquence du fait d'éviter les douleurs et de mener une vie de plaisirs simples, axée sur les désirs naturels et nécessaires, ou non nécessaires si c'est de façon raisonnable.