La Promesse de l'aube, Chapitre 11, Romain Gary, 1960
J'avais déjà près de neuf ans lorsque je tombai amoureux pour la première fois. Je fus tout entier aspiré par une passion violente, totale, ridicule, avouons-le, qui m'empoisonna complètement l'existence et faillit même me coûter la vie.
Elle avait huit ans et s'appelait Valentine. Je pourrais la décrire longuement et à perte de souffle, et si j'avais une voix, je ne cesserais de chanter les louanges de sa beauté et de sa douceur.
C'était une brune aux yeux clairs, vêtue d'une robe blanche, et qui tenait à la main une balle. Quand je l'ai vue apparaître devant moi, je ne puis décrire l'émoi qui s'empara de moi : tout ce que je sais, c'est que mes jambes devinrent molles et que mon cœur se mit à battre la chamade avec une telle violence que ma vue se troubla. Absolument résolu à la séduire immédiatement et pour toujours, de façon qu'il n'y ait plus jamais de place pour un autre homme dans sa vie, je fis comme ma mère me l'avait dit et, m'appuyant négligemment contre des bûches, je levai les yeux vers la lumière du soleil pour les faire briller, en croyant ainsi la subjuguer.
Mais Valentine n'était pas femme à se laisser impressionner. Je restai là, les yeux levés vers le soleil, jusqu'à ce qu'ils ruissellent de larmes, mais la cruelle, pendant tout ce temps-là, continua à jouer à la balle, sans paraître le moins du monde intéressée. Les yeux me sortaient de la tête, tout devenait feu et flamme autour de moi, mais Valentine ne m'accorda pas même un regard.
Complètement décontenancé par cette indifférence, alors que tant de dames, dans le salon de ma mère, s'étaient toujours dûment extasiées devant mes yeux bleus, maintenant j'étais à demi aveugle, et ayant ainsi épuisé, pour ainsi dire, mes munitions, j'essuyai mes larmes et, sans capituler, je lui tendis les trois pommes vertes que je venais de voler dans le verger. Elle les accepta et m'annonça, comme en passant :
"Janek a mangé pour moi toute sa collection de timbres-poste."
C'est ainsi que mon martyre commença. Au cours des jours qui suivirent, Valentine me fit manger plusieurs poignées de vers de terre, un grand nombre de papillons, un kilo de cerises avec leur noyau, une souris, et, pour finir, je peux dire qu'à neuf ans, c'est-à-dire bien plus jeune que Casanova, je pris place parmi les plus grands amants de tous les temps, en accomplissant une prouesse que personne, à ma connaissance, n'est jamais venu égaler. Je mangeai, pour ma bien-aimée, un soulier en caoutchouc.
Ici, je dois ouvrir une parenthèse. Je sais bien que, lorsqu'il s'agit de leurs exploits amoureux, les hommes ne sont que trop souvent portés à la vantardise. A les entendre, leurs prouesses viriles ne connaissent pas de limite, et ils ne vous font grâce d'aucun détail. Je ne demande donc à personne de me croire lorsque j'affirme que, pour les beaux yeux de ma dulcinée, je consommai encore un éventail japonais, dix mètres de fil de coton, un autre kilo de noyaux de cerises- Valentine me mâchait cette fois, pour ainsi dire, la besogne, en mangeant la chair et en me tendant les noyaux – et trois poissons rouges, que nous étions allés pêcher, ou plutôt qu'elle m'a envoyé aller pêcher, dans l'aquarium de son professeur de musique.
Dieu sait ce que les femmes m'ont fait avaler dans ma vie, mais je n'ai jamais connu une nature aussi insatiable. C'était une vraie Messaline. Après cette expérience, mon éducation sentimentale était faite : on peut dire que je connaissais tout des tourments de l'amour. Je n'ai fait, depuis, que continuer sur ma lancée.
Mon adorable Messaline n'avait que huit ans, mais ses exigences dépassaient tout ce qu'il me fut donné de connaître par la suite au cours de mon existence. Elle courait devant moi, dans la cour, me désignait du doigt tantôt un tas de feuilles, tantôt du sable, ou un vieux bouchon, et je m'exécutais sans murmurer.
A un moment, elle s'était mise à cueillir un bouquet de marguerites, bouquet que je voyais grossir dans sa main avec appréhension – mais je mangeai les marguerites aussi, sous son oeil attentif -elle savait déjà que les hommes essaient toujours de tricher– fixé par ses yeux d'Argus où je cherchais en vain une lueur d'admiration.
Sans une marque d'estime ou de gratitude, elle repartit en sautillant, pour revenir, au bout d'un moment, avec quelques escargots qu'elle me tendit dans le creux de la main. Le plus triste était que, même en faisant tout ça, je n'arrivais pas à l'impressionner. J'avais à peine fini les escargots qu'elle m'annonçait négligemment :
"Joseph a mangé dix araignées pour moi et il s'est arrêté seulement parce que maman nous a appelés pour le thé."
Je frémis. Ainsi, pendant que j'avais le dos tourné, elle me trompait avec mon meilleur ami. Mais j'avalai cela aussi. Je commençais à avoir l'habitude.