Beranger, se regandant tjrs dans la glace
Un homme n’est pas laid, un homme n’est pas laid ! (Il se regarde en passant la main sur sa figure.) Quelle drôle de chose ! A quoi je ressemble alors ? A quoi ? (Il se précipite vers un placard, en sort des photos, qu’il regarde.) Des photos ! Qui sont-ils tous ces gens-là ? M. Papillon, ou Daisy plutôt ? Et celui-là, est-ce Botard ou Dudard, ou Jean ? Ou moi, peut-être ! (Il se précipite de nouveau vers le placard d’où il sort deux ou trois tableaux.) Oui, je me reconnais ; C’est moi, c’est moi. (Il va raccrocher les tableaux sur le mur du fond, à coté des têtes des rhinocéros.) C’est moi, c’est moi. (Lorsqu’il accroche les tableaux, on s’aperçoit que ceux-ci représentent un vieillard, une grosse femme, un autre homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes des rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger s’écarte pour contempler les tableaux.) Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains ont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d’un vert sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, une peur âpre, mais un charme certain ! Sine pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce n’es pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements : Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais du les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le renterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !
Samuel Beckett, Oh ! les beaux jours (1963) [La pièce a été publiée en anglais et jouée sous le titre de Happy days en 1961 avant d'être traduite en français par l'auteur en 1963. Elle évoque le vide des journées et des préoccupations de l'homme et développe la métaphore de l'enlisement dans la solitude : tandis que Willie, la soixantaine, demeure muet et presque invisible tout au long de la pièce, sa compagne Winnie, âgée de cinquante ans, parle et s'enlise progressivement au milieu d'une « étendue d'herbe brûlée s'enflant au centre en petit mamelon ».] Scène comme au premier acte. Willie invisible. Winnie enterrée jusqu'au cou, sa toque sur la tête, les yeux fermés. La tête, qu'elle ne peut plus tourner, ni lever, ni baisser, reste rigoureusement immobile et de face pendant toute la durée de l'acte. Seuls les yeux sont mobiles. Sac et ombrelle à la même place qu'au début du premier acte. Revolver bien en évidence à la droite de la tête. Un temps long. Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. La sonnerie s'arrête. Elle regarde devant elle. Un temps long. WINNIE. Salut, sainte lumière. (Un temps. Elle ferme les yeux. Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. La sonnerie s'arrête. Elle regarde devant elle. Sourire. Un temps. Fin du sourire. Un temps.) Quelqu'un me regarde encore. (Un temps.) Se soucie de moi encore. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux. (Un temps.) Des yeux sur mes yeux. (Un temps.) Quel est ce vers inoubliable ? (Un temps. Yeux à droite.) Willie. (Un temps. Plus fort.) Willie. (Un temps. Yeux de face.) Peut-on parler encore de temps ? (Un temps.) Dire que ça fait un bout de temps, Willie, que je ne te vois plus. (Un temps.) Ne t'entends plus. (Un temps.) Peut-on ? (Un temps.) On le fait. (Sourire.) Le vieux style ! (Fin du sourire.) Il y a si peu dont on puisse parler. (Un temps.) On parle de tout. (Un temps.) De tout ce dont on peut. (Un temps.) Je pensais autrefois... (Un temps.) ... je dis, je pensais autrefois que j'apprendrais à parler toute seule. (Un temps.) Je veux dire à moi-même le désert. (Sourire.) Mais non. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire.) Donc tu es là. (Un temps.) Oh tu dois être mort, oui, sans doute, comme les autres, tu as dû mourir, ou partir, en m'abandonnant, comme les autres, ça ne fait rien, tu es là. (Un temps. Yeux à gauche.) Le sac aussi est là, le même que toujours, je le vois. (Yeux à droite. Plus fort.) Le sac est là, Willie, pas une ride, celui que tu me donnas ce jour-là... pour faire mon marché. (Un temps. Yeux de face.) Ce jour-là. (Un temps.) Quel jour-là ? (Un temps.) Je priais autrefois. (Un temps.) Je dis, je priais autrefois. (Un temps.) Oui, j'avoue. (Sourire.) Plus maintenant. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Un temps.) Autrefois... maintenant... comme c'est dur, pour l'esprit. (Un temps.) Avoir été toujours celle que je suis et être si différente de celle que j'étais. (Un temps.) Je suis l'une, je dis l'une, puis l'autre. (Un temps.) Tantôt l'une, tantôt l'autre. (Un temps.) Il y a si peu qu'on puisse dire. (Un temps.) On dit tout. (Un temps.) Tout ce qu'on peut. (Un temps.) Et pas un mot de vrai nulle part. (Un temps.) Mes bras. (Un temps.) Mes seins. (Un temps.) Quels bras ? (Un temps.) Quels seins ? (Un temps.) Willie. (Un temps.) Quel Willie ? (Affirmative avec véhémence.) Mon Willie ! (Yeux à droite. Appelant.) Willie ! (Un temps. Plus fort.) Willie ! [...]
j'ai trouvé les extraits ;)